« Voici un petit bijou de Marius von Mayenburg, auteur allemand né en 1972 à Munich. Le Moche parle d’une problématique contemporaine, savant mélange d’Instagram et de Botox. [...] La fable de Mayenburg est génialement caustique et parlante. Aurélien Hamard-Padis travaille régulièrement à la Comédie-Française depuis quelques saisons, ayant été assistant ou dramaturge sur plusieurs projets et metteur en scène-dramaturge de l’Académie en 2019-2020. Brillant et singulier, grand lecteur de théâtre contemporain et fin connaisseur des théories collapsologiques, Aurélien trouve dans Le Moche un terrain de jeu idéal. » Éric Ruf
LE MOCHE de Marius von Mayenburg
par Aurélien Hamard-Padis
du 27 MARS > 4 MAI 2025 au Studio-Théâtre
Aurélien Hamard-Padis. Je pourrais m'amuser à employer trois formules différentes : c’est l'histoire d'un conformiste qui finit par se noyer dans la masse. C'est l'histoire de personnes qui se font aliéner par l’artifice même qui leur conférait une toute-puissance. C’est l'histoire d'une société malade de son idolâtrie frénétique
A. H-P. C'est une des singularités de la pièce, et de l'écriture de Marius von Mayenburg en général. Dans le cas présent, on voit se déployer trente-neuf séquences pour un spectacle qui, en durée, ne dépasse guère une heure quinze, enchainements compris ! Cette frénésie fait écho à la vitesse à laquelle les personnages changent d'état – passant de la laideur à la beauté sublime pour le protagoniste, Lette, du naturel à l'artificiel, du rejet à la convoitise, de la routine salariale à l'ivresse du pouvoir, de l'unicité à la reproductibilité en série ; tout, dans Le Moche, ne cesse de se reconfigurer.
A. H-P. C'est un point extrêmement important : tout semble indiquer que la pièce est pour lui l'occasion d'une réinvention théâtrale de La Métamorphose. Comme chez Kafka, la transformation physique de Lette sert à révéler une autre métamorphose : celle, plus inquiétante, de la société qui l'entoure. Le personnage du chirurgien qui opère Lette, le rendant sublimement beau, est incarné par le même comédien que celui qui joue son patron : il semble être construit comme un double fantasmé, un avatar cauchemardesque de ce chef d'entreprise sans scrupule. Le patron veut que Lette vende, alors que le chirurgien vend, littéralement, Lette. Le personnage de la vieille dame– maîtresse « imposée » à Lette – est lui aussi un double, celui de sa femme : puisque c'est dans son regard que Lette lit sa propre beauté ou sa laideur, elle se met à incarner un pouvoir supérieur, auquel il va devoir se soumettre. Les personnages initiaux continuent à cohabiter avec leurs doubles pendant un temps, puis on assiste à leur remplacement complet, par leurs versions 2.0, plus imprévisibles, plus cruelles, plus absurdement immorales. Mon projet de mise en scène se place donc sous une étoile extrêmement kafkaïenne.
A. H-P. Tout à fait ! Aujourd’hui, je crois que notre identité se voit forgée par ce que le philosophe Pascal Chabot nomme le « surconscient » artificiel, auquel on se réfère en permanence en s'y connectant, et qui correspondrait, s'il fallait le dire vite, à Internet. Ce « surconscient » artificiel joue sur notre attrait pour la stase et nous emmène hors du cycle de la vie, refusant à nos énergies le pouvoir de s'écouler : Instagram et ses filtres par exemple rejouent sans cesse l'idée de la beauté parfaite, qui est pourtant l'image de la mort, un rêve de pierre comme l'écrivait Baudelaire. Les réseaux nous connectent en générant une dépendance à la valeur qu'autrui peut nous attribuer, et, ce faisant, cultivent en nous l'anxiété et le sentiment de solitude. Mais tout cela se passe dans une grande jovialité apparente, les interfaces nous faisant miroiter des interactions aux infinies possibilités. Le visage entièrement artificiel de Lette, qui est au cœur de la pièce de Mayenburg, est pour moi la métaphore de ce « sur conscient » artificiel : un objet manufacturé qui joue avec nous dans un double mouvement, comme un mauvais génie qui, alors même qu'il exauce nos vœux, prend un malin plaisir à pervertir leur finalité. Il emploie notre besoin d'appartenance pour nous isoler. Il répond à nos besoins d'individualité en nous uniformisant.
A. H-P. Et Mayenburg propose qu'il n'y ait aucun changement visible sur le visage des personnages, qu'ils soient considérés comme beaux ou comme laids. Je veux croire que c'est parce qu'il pense que le théâtre est l'art propice au démantèlement de nos réflexes essentialistes : cette pièce me semble mettre en jeu l’idée que nous n’avons pas d’identité propre, personnelle, et que nous ne sommes faits et faites que de notre identité sociale. Une identité sociale construite par les autres donc (et par les algorithmes !), et dont il nous faudrait collectivement prendre soin. Cette identité sociale joue à plein dans Le Moche : la laideur ou la beauté de Lette sont dans le regard du public ; lorsqu'il découvre son nouveau visage, il doute immédiatement d'être encore lui-même puisque sa femme le considère complètement différemment, et qu'il n'existe que dans son regard à elle. Il me paraît extrêmement important, aujourd'hui, de montrer la force de la pensée relationnelle et la prévalence de l'identité sociale, parce que j'ai l'impression que, sous ses appels à l'individualisme, à l'autonomie, au communautarisme, à la liberté individuelle, la société dans laquelle nous vivons – cette « mégamachine » –, accapare et polarise nos liens, ce qui fragilise énormément nos capacités d'agir.
A. H-P. Absolument pas ! Nous allons situer la pièce dans une sorte d'entreprise-monde, un ailleurs théâtral décalé. Il est évidemment question d'apparences mais aussi d'image et d'idoles, ici. C'est pourquoi nous avons imaginé que cette entreprise-monde fait du dessin industriel : Lette, Fanny, Scheffler et Karlmann conçoivent des futurs modèles de connecteurs, ils génèrent des idoles ! Tout le monde travaille son regard et dessine, que ce soient des composants mécaniques ou des visages. Et pour parler théâtralement de nos rapports à la vie numérique, d'autres éléments entrent en jeu : des miroirs rappelant des surfaces d'écran, ainsi qu'une certaine conception de la dynamique du plateau et du rythme de la pièce.
A. H-P. Avec Alice Roudier, qui m'assiste à la mise en scène, nous cherchons à ce que cet enchaînement nous embarque comme le ferait une interface de téléphone : d'une situation vers une autre, comme on passe d'une application à l'autre, au gré des besoins, des notifications, des injonctions. Nous chercherons à troubler la perception de qui est maître de quoi, dans ce monde qui transforme les consommateurs en produits. Tous les éléments du théâtre travailleront à ce vertige ; la machine théâtrale va prendre petit à petit le pouvoir sur ce qui se déroule au plateau, jusqu'à l'ultime folie de la perte totale d'identité. J'aimerais qu'en cela l'histoire de l'ascension, puis de la chute de Lette parle de l'accélération du monde contemporain comme d’une suite de bégaiements, de syncopes, de heurts, à l’inverse de la promesse d’exponentielle mensongère que voudraient nous vendre un certain nombre de transhumanistes et autres cornucopiens.
A. H-P. Lette suit la pente du moindre effort impulsée par son entourage : toujours présent au plateau, il navigue à travers l'histoire et réagit aux sollicitations extérieures. Le centre de son monde, d'où il est amené à réagir – et non plus tellement à agir –, est une évocation de box d'open space, sans clôtures, doucement décalé, comme s'il était le noyau vivant d'une petite cellule à la membrane poreuse, que viennent traverser ses collègues au gré des tumultes du récit.
Les personnages de la pièce, qui avaient peut-être en commun d'être des enfants individuels, sont sous nos yeux des adultes qui s'imitent. Il ne reste qu'une seule trace de leur distinction d'antan, dans les costumes : une couleur propre à chacun, qu'ils gardent sur eux comme un souvenir pour continuer à vivre dans leur monde enfiévré et convulsif, où se perdre soimême est en passe de devenir une habitude.
Entretien réalisé par Laurent Muhleisen
Conseiller littéraire de la Comédie-Française et traducteur de la pièce
Photos © Vincent Pontet
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